IX
LE CHOIX DE PROBYN

Rampant sur les coudes et les genoux, l’aspirant Couzens vint rejoindre Bolitho sur la crête.

— J’ai fait l’appel, monsieur, tout le monde est là.

Bolitho lui fit signe qu’il avait compris. Des dizaines de questions se pressaient dans sa tête : avait-on vérifié que les armes étaient déchargées pour éviter un départ intempestif, malgré la sanction qui attendait le fautif ? Couzens leur avait-il bien répété à quel point il était vital d’observer le plus grand silence ? Mais il était trop tard, il ne restait plus qu’à faire confiance aux marins. Bolitho les sentait présents derrière lui, aplatis au sol et cramponnés à leurs armes.

Au moins n’y avait-il pas de lune. Mais le vent était tombé et ils n’entendaient plus que le bruit régulier des vagues. Conduire les hommes jusqu’à la plage puis à travers l’île en silence n’en serait que plus délicat.

D’Esterre s’était employé à étudier à fond l’îlot et ses défenses, qu’il avait examinées à la lunette sous trois angles différents. Le fort possédait au moins huit grosses pièces et plusieurs canons de plus faible calibre. La garnison, certes affaiblie, devait compter une quarantaine d’hommes, mais une douzaine aurait suffi à repousser une attaque frontale sans trop de peine. C’était miracle qu’un chasseur ou un éclaireur ne fût pas tombé par hasard sur un fusilier. L’endroit paraissait pourtant désert, ils n’avaient vu personne en dehors de quelques hommes sur l’île et des gens du lougre.

L’officier français était probablement allé au fort, mais pour quoi faire ? Mystère.

— Mr. Quinn est là avec ses hommes, siffla Stockdale entre ses dents.

— Parfait.

Pauvre Quinn, il avait l’air d’un mort, et pourtant rien n’avait encore commencé.

— Dites-lui de se tenir prêt.

Bolitho observait toujours le lougre à la lunette, mais il ne se passait rien à bord. Aucune lumière pour trahir son existence, les chansons à boire s’étaient tues depuis déjà plusieurs heures.

Quelqu’un lui toucha l’épaule.

— Maintenant, lui dit l’éclaireur canadien.

Bolitho se leva et le suivit dans la pente escarpée qui descendait vers la mer. Le sable et les cailloux partaient sous ses pieds, la sueur lui dégoulinait sur le torse. Il avait l’impression de se jeter tout nu sur une rangée de mousquets qui allaient les hacher menu.

Mais il était trop tard pour penser à tout cela.

Ils poursuivirent leur progression, les hommes sur les talons du guide. Bolitho les voyait tous un par un : Rowhurst, le canonnier, Koutbi, l’Arabe aux yeux fous, Rabbett, voleur de bas étage à Liverpool, qui s’était engagé pour échapper à la corde.

Ils distinguaient mieux à présent le bruit de la mer, ce qui leur donnait au moins l’impression de rejoindre un univers plus familier.

Ils firent halte derrière quelques buissons desséchés par le soleil et Bolitho en profita pour vérifier leur position. Du haut de la colline, les buissons lui avaient paru plus grands. Les marins se mirent à couvert, c’était le dernier abri possible jusqu’au mur d’enceinte.

— Dites-leur donc qu’y a des cordes pour déhaler le ponton, murmura le Canadien.

Penché en avant, il mâchonnait quelque chose en examinant la petite plage en pente.

Bolitho aperçut à son tour les grands poteaux qui servaient à fixer les cordages. Il fallait prier le ciel que leurs calculs de marée fussent exacts. Si le bac avait été tiré trop loin à terre, il faudrait une année pour le déplacer. Il se souvenait des deux gros canons qu’il avait observés, pointés sur la terre ferme et le passage ; la garnison ne leur laisserait pas trop le temps d’avoir des regrets.

Paget avait sans doute trouvé un bon point d’observation pour observer leur progression. Mais ce n’était pas le moment de perdre la tête.

Leur guide se débarrassa de sa veste en peau de buffle.

— J’vais aller faire un tour par là-bas, déclara-t-il comme s’il parlait de la pluie et du beau temps ; si vous n’entendez rien, suivez-moi.

Bolitho s’approcha pour lui toucher amicalement l’épaule, qui était couverte de graisse. Il lui fit un sourire mais dut se forcer un peu :

— Bonne chance.

L’éclaireur quitta les buissons et se dirigea sans trop se presser vers la plage. Bolitho comptait les pas, quatre, cinq, six… mais le Canadien avait déjà disparu.

Les sentinelles du fort avaient des tours de garde de trois heures, sans doute parce que la garnison manquait de monde. Avec un peu de chance, les défenseurs n’en seraient que plus fatigués.

Les minutes passaient. Bolitho crut à plusieurs reprises entendre un bruit anormal : s’ils allaient donner l’alarme ?

— Le délai doit être passé, lui murmura Rowhurst, qui avait sorti son grand coutelas, je pense que tout va bien.

Bolitho se tourna vers lui. Etait-il réellement si confiant ? Ou bien jugeait-il que le lieutenant était en train de perdre son calme et essayait-il seulement de lui secouer les puces ?

— Non, attendons encore une minute – il regarda Couzens : Allez dire à Mr. Quinn de se tenir paré.

Il repassa rapidement tout dans sa tête : les échelles étaient-elles prêtes, correctement emmitouflées ? Quinn avait dû s’en occuper, il avait certainement vérifié.

— Vous vous occuperez de la bosse bâbord, fit-il à Rowhurst, puis à Stockdale : Nous nous chargerons tous les deux de tribord.

Les marins s’étaient répartis en deux groupes qui se dirigèrent vers les deux énormes poteaux puis vers les cordages qui y étaient suspendus. Vaille que vaille, les hommes entrèrent dans le courant jusqu’à la taille. L’eau paraissait glacée, après la chaleur qu’ils avaient dû endurer. Bolitho empoigna un cordage enduit de graisse qui lui rappela l’épaule de l’éclaireur et entreprit d’avancer jusqu’au ponton.

Les hommes avaient été soigneusement choisis. On entendait des grognements, des ahans. Bolitho tremblait sous l’effort.

Ils atteignirent enfin le pont mal dégrossi du bac et restèrent là à attendre, les yeux ronds, essayant de percer la nuit.

L’éclaireur sortit de l’obscurité.

— C’est fait, annonça-t-il d’une voix traînante, i’s’est mêm pas réveillé.

Bolitho poussa un grand soupir. Il n’y avait pas besoin d’en dire plus. Cette malheureuse sentinelle avait dû s’assoupir et se faire réveiller par une lame qui commençait de lui trancher proprement la gorge.

— Rowhurst, vous savez ce que vous avez à faire. Allez rechercher les autres, nous allons laisser le bac dériver dans le courant.

— Bien, monsieur, j’y vais.

Bolitho escalada précautionneusement la rampe d’accès à l’île et se cogna dans le bras de la sentinelle qui gisait au bord de l’eau. Il essaya de rassembler ses souvenirs, de se rappeler tout ce qu’il avait pu observer si longuement. Le fort se dressait à l’autre extrémité de l’île, à environ un demi-mille. Les sentinelles, à supposer qu’elles fussent occupées à surveiller quelque chose, devaient surtout s’intéresser à l’accès par la mer et elles avaient de nombreuses raisons de ne pas trop s’en faire. À voir le temps qu’avait mis le lougre pour passer la pointe, même en tirant à l’aveuglette, les canons auraient réduit en miettes n’importe quel bâtiment de guerre. Aucun individu sensé n’aurait imaginé une attaque par la terre, même avec des embarcations.

— Il bouge, fit Stockdale d’une voix enrouée.

Le bac entrait lentement dans l’eau, ils avaient du mal à le distinguer de la terre.

Bolitho se dirigea vers le fort et ses hommes se dispersèrent en tirailleurs de chaque côté. Maintenant, il se sentait vraiment seul, personne ne pourrait venir lui prêter main-forte si les choses tournaient mal.

Après avoir progressé à tâtons quelque temps, ils découvrirent une ravine et s’y glissèrent avec soulagement. Bolitho appuya sa lorgnette sur la banquette de sable, essayant de découvrir quelques signes de vie. Mais rien ne bougeait, ni sur l’île ni dans le fort. La construction d’origine, détruite depuis longtemps, avait été érigée pour défendre les premiers colons contre les Indiens. Ces aventuriers téméraires auraient bien ri en les voyant.

Au bout de ce qui lui sembla être une éternité, un matelot lui glissa :

— Mr. Couzens arrive, monsieur.

Accompagné de l’éclaireur, Couzens se laissa tomber dans le trou, à bout de souffle.

— Mr. Quinn est passé, monsieur, ainsi que le capitaine D’Esterre avec la première section de fusiliers.

Bolitho respirait, à présent : quoi qu’il advînt désormais, il n’était plus seul. Le bac avait dû retraverser et, avec un peu de chance, d’autres fusiliers allaient bientôt débarquer.

— Prenez deux hommes avec vous et allez vous assurer des deux embarcations qui se trouvent sur la plage. Je veux qu’elles restent sous bonne garde, dans le cas où nous devrions nous retirer en catastrophe.

Le jeune homme l’écoutait avec la plus grande attention.

— Allez-y.

L’aspirant se glissa hors du trou avec deux marins. C’était toujours un souci de moins, Couzens ne risquait pas grand-chose.

Le premier détachement de fusiliers, divisé en deux sections, progressait lentement vers les portes du fort. Le reste devait être en train de débarquer pour couvrir l’attaque ou une éventuelle retraite.

Bolitho supposait que Probyn était resté avec le major, ne serait-ce que pour être sûr qu’on ne l’oublierait pas lorsque le feu de l’action serait passé.

Une nouvelle silhouette se glissa dans la cuvette : l’aspirant de Quinn qui tremblait, tant il était excité.

— Alors, monsieur Huyghue ?

Bolitho se souvint brusquement de Sparke, tel qu’il se comportait au combat, calme, détaché. Voilà qui était plus facile à dire qu’à faire.

— Vos hommes sont-ils parés ?

— Oui, monsieur, lui répondit Huyghue, avec les échelles et les grappins. Mr. Quinn dit qu’il ne va pas tarder à faire jour.

Bolitho regarda le ciel : fallait-il que Quinn se sentît mal à son aise pour avoir fait pareille remarque à son aspirant !

— Oui, nous n’allons plus tarder.

Il se leva et ouvrit sa chemise. Combien de fois encore tout cela allait-il recommencer, combien de fois avant que vînt son tour de tomber pour ne jamais se relever ?

— Suivez-moi, ordonna-t-il sèchement.

Il ne reconnaissait pas le son de sa propre voix.

— Monsieur Huyghue, restez ici et faites bonne garde. Si nous sommes repoussés, vous irez rejoindre Mr. Couzens aux embarcations.

Huyghue dansait d’un pied sur l’autre comme s’il avait été sur des charbons ardents.

— Et après, monsieur ?

Bolitho le regarda droit dans les yeux :

— Eh bien, il vous faudra vous débrouiller tout seul, car j’ai bien peur qu’il n’y ait plus personne pour vous donner le moindre conseil !

Rabbett ricana : comment pouvait-on rire à une aussi piètre plaisanterie ?

Il se dirigea vers le fort, distant d’une encablure, mais qu’il avait encore du mal à distinguer clairement. Le vent lui rafraîchissait agréablement le visage. Quinn devait être caché quelque part sur le chemin.

Un homme se leva soudain devant lui et le mit en joue, mais baissa son arme en reconnaissant le détachement.

Quinn l’attendait, comme convenu avec ses hommes, près des échelles. Il était visiblement tendu.

Bolitho pointa sa lunette.

— Je ne vois rien, tout paraît calme, très calme même. À mon avis, ils doivent se fier à la sécurité que leur donne l’accès au mouillage et à la sentinelle que nous avons surprise près de la plage.

Quinn ne cessait pas de s’agiter.

— Crochez dedans, James, nos hommes comptent entièrement sur nous – il se força à sourire : Il faut bien gagner sa solde, non ?

Rowhurst émergea de l’obscurité.

— Paré, monsieur – et, jetant un regard à Quinn : Aucun salopard sur le parapet.

Bolitho fit face au fort et bougea le bras. Les silhouettes allongées se levèrent à son ordre, il n’y avait plus moyen de revenir en arrière.

On approcha les échelles du mur qu’il avait choisi et les marins vinrent se regrouper de chaque bord. Avec leurs couteaux et leurs haches d’abordage, ils évoquaient assez bien de vieux guerriers normands que Bolitho avait vus représentés sur une vieille broderie, à Bodmin. Il prit Quinn par le poignet à lui faire mal.

— Nous ne savons pas sur quoi nous allons tomber, James, mais nous devons à tout prix réussir à ouvrir les portes, vous m’entendez ?

Il se forçait à parler lentement, en dépit de tout ce qui bouillonnait dans sa tête : il fallait impérativement que Quinn parvînt à dominer la situation.

— Oui, monsieur, ça ira, fit Quinn.

— Non, fit Bolitho en relâchant son étreinte : Dick.

— Oui, Dick, se reprit Quinn en le regardant avec toute la misère du monde dans les yeux.

Les marins s’affairaient à dresser la première échelle, une seconde était prête.

Bolitho s’assura que sa dragonne était fermement fixée au poignet et courut vers la première échelle, suivi de Stockdale.

Quant à Rowhurst, il s’impatientait en attendant Quinn.

— Allez, fit-il en lui tapant sur le bras, venez !

Quinn se décida enfin et courut lui aussi à la seconde échelle dressée au milieu des étoiles. Le parapet était tout noir.

Bolitho se hissa sur les planches mal taillées et parvint enfin à se rétablir au sommet du rempart. L’opération ressemblait assez à une prise à l’abordage, n’eût été cette immobilité impressionnante.

Il saisit une rambarde et commença à progresser. Il dépassa un pierrier, les doris devaient se trouver dans cette direction-là. Ses poumons lui faisaient mal, il aperçut l’encorbellement qui surplombait l’entrée. L’endroit sentait la cuisine, le feu de bois, des odeurs de chevaux et d’hommes, bref, tous les relents que répand une garnison entassée dans un espace réduit.

Il s’effaça devant le matelot Rabbett qui laissa tomber sa hache sur ce que Bolitho prit pour un sac. C’était une sentinelle, ou plus simplement, un homme qui était monté prendre l’air sur le parapet. Le coup, lancé avec une force terrifiante, le laissa sans respiration.

Mais ce choc eut au moins le mérite de lui faire retrouver ses esprits et il accorda plus d’attention à ce qu’il faisait. De la main, il toucha le haut d’une échelle : les portes n’étaient plus qu’à quelques yards.

— Je m’en occupe, monsieur, fit Stockdale.

Bolitho essayait bien de distinguer son visage, mais il faisait vraiment trop sombre.

— Nous y allons ensemble.

Le reste du détachement se hissait encore sur le rempart, quelques hommes étaient déjà arrivés en haut et se tenaient à plat ventre sur le parapet. Bolitho et Stockdale entreprirent prudemment de descendre une échelle aux marches inégales.

À l’autre extrémité du même mur, Quinn et ses hommes s’avançaient vers la tour de guet afin de couvrir Bolitho si la garde se réveillait.

Et dire que toute cette aventure était née dans l’esprit du contre-amiral Coutts, à des milles de là !… Maintenant, ils étaient dans la place, alors que Bolitho était persuadé qu’ils se feraient contre – attaquer avant même d’avoir trouvé un endroit où se cacher. Tout était si ridiculement facile que cela en devenait presque énervant.

Il tâta le sol du bout de son soulier, il était dans la cour. Sans les voir distinctement, il percevait vaguement la présence de bâtiments bas et d’écuries. En levant les yeux pourtant, il voyait très nettement la tour de guet et son mât de pavillon qui se détachaient sur le ciel pâle.

Stockdale lui toucha le bras pour lui montrer une petite construction qui s’avançait devant le portail. On apercevait une faible lueur par la fenêtre à travers les volets clos. C’est sans doute là que se tenait la relève entre deux tours de garde.

— Venez, murmura-t-il.

Le centre de la cour n’était qu’à quelques pas, que Bolitho compta un par un comme si sa vie en dépendait. Les portes étaient verrouillées par une lourde barre de bois coincée dans des ferrures, rien de plus. Stockdale, lâchant son couteau, fit porter tout son poids à un bout tandis que Bolitho surveillait la cabane.

Et c’est alors que Stockdale parvenait enfin à soulever la barre que tout se précipita. Un cri terrifiant, qui se transforma en hurlement de douleur brutalement coupé. On aurait dit une porte qui claque.

Pendant quelques secondes, il ne se passa plus rien puis ils entendirent des cris, des bruits de pas.

— Ouvrez, cria Bolitho, ouvrez tout de suite !

Des coups de feu partaient dans tous les sens, des balles venaient se ficher dans le bois ou allaient se perdre du côté de l’eau. Il était facile d’imaginer la panique qui s’était emparée de la garnison.

Un rai de lumière filtra de la cabane, des silhouettes se précipitèrent sur lui, un homme qui faisait feu de son mousquet se fit renverser par ses camarades qui chargeaient comme des fous, à moitié nus.

Quelqu’un cria :

— Chargez, les gars, feu à volonté !

Ensuite ce fut le choc des armes blanches ; les cris tournèrent aux hurlements puis aux clameurs désespérées. Aucun des hommes de Bolitho n’avait eu seulement le temps de tirer.

Un homme fonça sur lui, baïonnette en avant, mais il réussit à dévier l’assaut et le sabra violemment. Son adversaire s’effondra en hurlant aux pieds de Stockdale.

— A moi, du Trojan ! cria Bolitho.

D’autres voix crièrent, puis le grand vantail s’ouvrit sous les acclamations. Stockdale projeta la grande barre sur le côté et elle vint se ficher comme une lance gigantesque au milieu des silhouettes confuses qui se pressaient du côté de la cabane.

Mais des renforts arrivaient de l’autre côté de la cour et le combat retrouva un semblant d’ordre. On entendait des commandements, la salve qui suivit tua deux marins qui tombèrent du parapet comme des poupées de chiffon.

Stockdale donna un grand coup de couteau en travers de la poitrine à un homme, puis se retourna à temps pour en faire autant à un second qui attaquait Bolitho.

Koutbi, le marin arabe, se précipita dans la mêlée, sa grande hache en avant, hurlant comme un démon. Il ne pensait apparemment qu’à une seule chose : trouver quelqu’un à massacrer.

Un matelot, crachant le sang, s’écroula devant Bolitho. Les hommes de Quinn se battaient à l’arme blanche avec les gardes qui occupaient la tour de guet, mais ils durent peu à peu reculer en direction de la porte.

Et les cliquetis continuaient. Bolitho ne sentait plus son bras. Il hacha une silhouette en uniforme qui avait émergé du sol juste devant lui. Son adversaire, qui se battait bien et faisait preuve d’une belle détermination, prenait lentement le dessus, l’obligeant à reculer.

Bolitho se sentait étrangement lucide ; insensible à toute chose, il n’avait pas davantage peur. Voilà, le moment était sans doute venu, sa chance était partie, c’était le début de la fin.

Il parvint à bloquer sa garde contre celle de son adversaire, mais ses forces l’abandonnaient. Il entendait vaguement Stockdale qui criait en essayant de venir à son secours.

Mais son instinct lui disait que, cette fois-ci, il n’y aurait aucune aide. Il aperçut pourtant un pistolet pendu au ceinturon de l’ennemi. Dans un élan désespéré, il se jeta en avant, lui sauta dessus et appuya sur la détente.

Le départ lui arracha l’arme des mains, et l’homme s’écroula ; la balle lui était entrée dans le ventre comme du plomb fondu.

Bolitho leva son sabre et repoussa le cadavre, puis baissa son arme. Il aurait été plus humain de l’achever, mais il ne put s’y résoudre.

Le deuxième vantail s’ouvrit tout grand, il aperçut l’éclair des baïonnettes et des baudriers blancs dans la fumée des mousquets : les fusiliers faisaient irruption dans le fort.

Il n’y avait plus que quelques poches de résistance, des poignées d’hommes qui préférèrent se faire tuer dans un souterrain et sur le parapet. Quelques-uns essayèrent bien de se rendre, mais ils furent abattus dans la folie ambiante par les fusiliers victorieux. D’autres réussirent à s’échapper par les portes, pour se jeter sur les mousquets du cordon que Paget avait établi à l’extérieur.

Probyn se traînait au milieu des cadavres et des prisonniers mains en l’air. Il aperçut Bolitho et grogna :

— Ç’a été juste.

Bolitho s’était affalé contre un râtelier à chevaux, essayant de reprendre une respiration normale. Il avait mal partout. Il vit que Probyn claudiquait et réussit à articuler :

— Etes-vous blessé ?

— Ce n’est rien, répondit Probyn d’une voix pincée, des imbéciles m’ont cogné avec leur échelle ! Ils auraient pu me casser la jambe !

Quand on voyait le spectacle, tous ces morts, autant de souffrances, sa remarque était si absurde que Bolitho avait envie d’en rire. Mais il savait que, s’il se laissait aller, il ne pourrait plus s’arrêter.

D’Esterre sortit de derrière l’écurie.

— Le fort est tombé, tout est terminé.

Il prit son chapeau que lui tendait un fusilier et l’épousseta contre sa jambe.

— Ces démons avaient pointé une pièce chargée sur le gué. S’ils avaient été prévenus, nous nous serions fait massacrer, à l’aller et au retour !

Rowhurst attendait patiemment que Bolitho se rendît compte de sa présence.

— Nous avons perdu trois hommes, monsieur – il montra du pouce la tour : Et nous avons deux blessés graves.

— Et Mr. Quinn ? lui demanda calmement Bolitho.

Rowhurst se renfrogna :

— Il va tout à fait bien, monsieur.

Que cachait ce ton ? Bolitho aperçut Paget qui arrivait avec d’autres fusiliers à la grande porte. Il décida de garder cette question pour plus tard.

Paget observa les hommes qui s’activaient dans tous les sens et dit sèchement :

— Où est le commandant du fort ?

— Il était absent, monsieur, répondit D’Esterre, mais nous avons capturé son second.

— Ça fera l’affaire, déclara Paget, conduisez-moi chez lui – et à Probyn : Dites à vos gens de pointer deux grosses pièces sur le lougre. S’il essaye de mettre à la voile, vous l’en dissuaderez, compris ?

Probyn salua et fit entre ses dents :

— Çà, pour sûr, il passera un fier quart d’heure !

Rowhurst était déjà parti inspecter les embrasures, avec l’œil du professionnel.

— Je m’occupe du lougre, monsieur.

Et il s’en alla, hélant des hommes, heureux de faire enfin quelque chose dont il comprît le sens.

L’homme sur lequel Bolitho avait tiré à bout portant poussa un grand cri et rendit l’âme. Le lieutenant resta un long moment à contempler pensivement celui qui avait essayé de le tuer.

Un fusilier du Trojan traversait la cour. Il avait visiblement du mal à dissimuler sa joie :

— ’Vous d’mande bien pardon, m’sieur, mais un de nos jeunes messieurs a fait un prisonnier !

Couzens arrivait par la grande porte en compagnie de deux marins. Un homme marchait devant, l’officier français apparemment. Il avait son manteau sur le bras et balançait négligemment son chapeau, comme s’il était à la promenade.

— Il essayait de rejoindre les embarcations ! s’exclama Couzens. Il nous a couru dans les bras !

Il se pavanait comme un coq, visiblement très fier de son exploit.

Le Français regarda successivement Bolitho puis Probyn.

— Non, messieurs, je puis vous l’assurer, je ne courais pas ! Je cherchais seulement à profiter des circonstances – il s’inclina profondément : Lieutenant Yves Contenay, pour vous servir.

— Vous êtes en état d’arrestation, lui jeta Probyn.

Le Français eut un petit sourire :

— Non, je ne pense pas. Je commande ce bâtiment et je suis venu ici pour… – il haussa les épaules : Non, cela n’a pas d’importance.

Mais, levant les yeux, il découvrit les marins qui s’activaient avec leurs anspects autour des canons pour les pointer sur son bâtiment. Et pour la première fois, il parut soudain inquiet.

— Je vois, reprit Probyn. Aucune importance. Bien, j’attends de vous que vous ordonniez à vos hommes de ne pas essayer de fuir ni de saborder leur bâtiment. Si tel était le cas, je tirerais dessus sans pitié.

— Je vous crois volontiers – Contenay se tourna vers Bolitho, lui tendit les mains : Mais vous devez me comprendre, moi aussi, j’ai mes ordres.

Bolitho était mort de fatigue. Il le regarda dans les yeux :

— Votre lougre contenait de la poudre à canon, n’est-ce pas ?

Le Français fronça les sourcils :

— Lugger[2] ? – il hocha enfin la tête : Ah, oui ! je vois, lougre… – il haussa les épaules : Oui, c’est exact et, si vous tirez dessus, boum !

— Restez avec lui, ordonna Probyn, je vais aller rendre compte au major.

— Bien joué, fil Bolitho à Couzens.

Le Français sourit :

— Oui, vraiment bien joué.

Bolitho observait les cadavres que l’on sortait de l’entrée et de la cabane. Deux prisonniers en uniforme bleu et blanc s’activaient avec des seaux et des balais pour effacer les traces de sang.

— Vous savez, reprit-il à l’adresse du Français, on va vous interroger sur votre cargaison, m’sieur. Mais vous vous en doutiez certainement.

— Oui, je suis en mission officielle, et aucune loi ne vous autorise à m’arrêter. Mon pays respecte la révolution, il ne respecte pas votre oppression.

— Et bien entendu, rétorqua Bolitho, irrité, il n’en escompte aucun bénéfice ?

Mais ils se mirent à rire tous deux comme des conspirateurs, tandis que Couzens, à qui ils étaient ainsi une partie de son triomphe, ne savait plus trop que penser.

Nous ne sommes que deux lieutenants, songeait Bolitho, deux lieutenants pris dans la tourmente d’une révolte et d’une guerre. Mais il avait du mal à détester ce Français-là.

— Je vous suggère de ne rien faire qui puisse irriter le major Paget.

— Vous avez raison – Contenay se frotta le nez : Vous aussi, vous avez des officiers comme ça ?

Probyn revenait avec une escorte.

— Où avez-vous donc appris à parler un si bon anglais, m’sieur ?

— J’ai vécu longtemps en Angleterre – il fit un large sourire : Cela me sera peut-être utile un jour !

— Conduisez-le chez le major ! aboya Probyn.

Il regarda le prisonnier s’éloigner et ajouta sur le ton de la colère :

— Vous auriez dû l’abattre, monsieur Couzens ; tandis que, comme ça, il sera échangé contre l’un des nôtres, par l’enfer ! Je déteste ces corsaires et, si cela ne tenait qu’à moi, je les pendrais tous, les leurs comme les nôtres !

— Regardez ce pavillon, monsieur ! dit Stockdale.

Paget avait ordonné d’envoyer les couleurs de la garnison comme à l’habitude, ce qui paraissait assez judicieux. Il n’y avait aucune raison de donner à la terre comme à la mer une indication sur ce qui s’était passé tant qu’ils n’avaient pas achevé la besogne.

Il comprenait pointant ce que Stockdale voulait dire. Au lieu de pendouiller lamentablement, le pavillon flottait au vent vers la mer. Le vent avait totalement changé de direction au cours de la nuit, ils avaient été trop occupés jusqu’ici pour s’en rendre compte.

— Le Spite ne pourra pas approcher de la côte, conclut sobrement Stockdale.

— Mais non, le reprit Probyn, il changera encore, vous verrez !

Bolitho tourna le dos à la mer pour observer le flanc de la colline où il était resté à cuire au soleil avec Couzens. Vu du fort, le paysage était totalement différent, un méli-mélo sombre.

— Peut-être, répondit-il, mais en attendant, c’est nous qui sommes assiégés !

 

Le major Paget était assis à une table de fortune et regardait ses officiers épuisés d’un air narquois.

Les rayons du soleil pénétraient dans la chambre du commandant du fort. À travers une meurtrière, Bolitho apercevait les arbres du bord de mer et une petite langue de sable.

On était au milieu de la matinée, et nul n’était encore venu leur rendre visite, ami ou ennemi.

Cela ne voulait pas dire qu’ils étaient restés sans rien faire, bien au contraire. Depuis qu’ils avaient capturé cet officier, Probyn était parti avec un détachement de fusiliers pour s’assurer du lougre.

À son retour, il avait décrit à Paget le contenu de la cargaison : de la poudre des Antilles en pontée, des mousquets français, des pistolets et divers équipements militaires.

— Voilà une prise de taille, observa Paget, et qui ne va pas arranger les affaires de Washington, vous pouvez m’en croire. Si l’ennemi vient nous attaquer avant l’arrivée des secours, il est probable qu’il essaiera de couler le lougre s’il ne parvient pas à le reprendre. En tout cas, je ne veux pas qu’il tombe entre ses mains.

Dehors, on entendait des hommes qui marchaient au pas cadencé, les hurlements des sous-officiers. L’hypothèse de Paget semblait totalement sensée. Ils allaient devoir raser Fort Exeter de fond en comble, avec tout ce qui y avait été accumulé depuis des mois. Mais cela prendrait un certain temps, et l’ennemi n’allait probablement pas attendre longtemps avant de contre-attaquer.

— C’est moi qui commande cette opération, souligna Paget comme pour parer à une éventuelle contestation. C’est donc à moi qu’il incombe de désigner un équipage de prise pour le lougre, qui devra rallier New York sans délai ou rendre compte à un bâtiment du roi s’il en croise un.

Bolitho dressa l’oreille. Le lougre était armé d’un équipage d’indigènes recrutés en Martinique par les autorités françaises. Et il n’était pas difficile de comprendre pourquoi on avait choisi un homme comme le lieutenant Contenay pour assumer un commandement aussi dérisoire : il était à cent coudées au-dessus de bien des officiers qu’il avait connus, et semblait taillé sur mesure pour ce genre de mission. Après tout, il n’était pas si facile que cela de faire toute cette route depuis la Martinique pour arriver dans un mouillage aussi mal cartographié.

Mais enfin, même avec une cargaison aussi désagréable, ce petit commandement le changerait agréablement de sa situation présente. Et une fois qu’il serait à New York, il se passerait encore un bon bout de temps avant que le Trojan réapparût et le récupérât. Une frégate, peut-être ? La perspective n’était pas pour lui déplaire.

Mais, lorsqu’il entendit Paget qui poursuivait, il crut avoir mal compris.

— Mr. Probyn va prendre le commandement, il embarquera quelques-uns des blessés les plus légers pour surveiller l’équipage.

Bolitho se retourna, il était sûr que Probyn allait violemment protester, et pourtant… Après tout, Probyn pouvait très bien ressentir les choses exactement comme lui. Partir à bord d’une prise, aller se présenter en personne chez le commandant en chef dans l’espoir de recevoir une belle récompense et peut-être une promotion à la clé ?…

Probyn était obsédé par une chose : il n’avait touché ni à un verre de vin ni à une goutte de brandy depuis longtemps, même après la prise du fort. Et il n’était pas assez fin pour voir plus loin qu’une chose : la perspective d’une entrée triomphale à Sandy Hook. La pensée que d’aucuns trouveraient ridicule de voir un officier aussi ancien commander un bâtiment si ridiculement petit ne l’effleurait pas davantage.

Probyn se leva, son air avantageux en disait plus que tous les discours.

— Je vais mettre vos ordres par écrit, continua Paget, à moins que… – il jeta un coup d’œil à Bolitho : À moins que vous n’ayez changé d’avis ?

— Pas du tout, monsieur, rétorqua Probyn, c’est mon droit le plus strict.

— Si j’en décide ainsi, fit le major (haussement d’épaules), allons-y comme ça.

— Je suis désolé, Dick, lui souffla D’Esterre, mais je suis content que vous restiez des nôtres.

Bolitho essaya de sourire.

— Merci bien. Mais je crois que ce pauvre Probyn s’expose à se retrouver sans tarder sur le Trojan, car il risque fort de rencontrer un bâtiment dont le capitaine aura d’autres idées que lui sur le sort de sa cargaison.

Les yeux de Paget étincelaient :

— Lorsque vous aurez terminé, messieurs !

— Et que faisons-nous du lieutenant français, monsieur ? demanda D’Esterre.

— Il reste ici, le contre-amiral Coutts sera ravi de l’interroger avant que les autorités mettent la main dessus à New York – puis, avec un bref sourire : Si vous voyez ce que je veux dire…

Et il se leva, époussetant quelques grains de sable qui salissaient sa manche.

— Retournez à vos devoirs et assurez-vous que les hommes restent en alerte.

Probyn attendait Bolitho derrière la porte.

— A présent, vous êtes le plus ancien – en dépit de la fatigue, il avait les yeux brillants : Je vous souhaite bonne chance au milieu de cette populace !

Bolitho le fixa d’un air impassible. Probyn n’était pas bien plus vieux que lui, mais sur le moment, il faisait presque aussi âgé que Pears.

— Pourquoi tant d’amertume ? fit-il enfin.

Probyn renifla.

— Je n’ai jamais eu ma chance, ni le soutien d’une famille pour me pousser – il brandissait le poing : Je suis sorti de rien, je me suis hissé à la force du poignet. Vous vous dites que j’aurais dû vous recommander pour prendre le commandement de ce lougre, hein ? Et qu’est-ce qu’un lieutenant aussi ancien que moi peut avoir à foutre d’un vulgaire briseur de blocus français, c’est ça, c’est bien ce que vous pensez ?

Bolitho soupira : décidément, Probyn était plus subtil qu’il ne croyait.

— Oui, c’est ce que je me suis dit.

— Lorsque Sparke a été tué, mon tour est arrivé. J’ai saisi ma chance et j’ai l’intention d’en profiter au maximum, vous me comprenez ?

— Je comprends.

Et Bolitho détourna les yeux, incapable de supporter plus avant le spectacle de cet homme torturé.

— Vous allez attendre que les secours arrivent, et lorsque ce sera fait, vous direz de ma part à ce fichu Cairns et à tous ceux que ça intéresse que je n’ai pas l’intention de remettre les pieds à bord du Trojan ! Mais si jamais je monte à bord, j’entends être salué au sifflet, comme tout capitaine et parce que j’en ai le droit !

Et il tourna les talons.

Pitié ou pas, Bolitho fut tout de même retourné en voyant que Probyn ne prenait pas la peine de dire un mot en partant à ceux qu’il laissait derrière lui ni de faire une petite visite aux mourants qui auraient rendu l’âme avant qu’il eût mis les voiles.

D’Esterre le rejoignit sur le parapet et regarda Probyn qui se dirigeait vers la plage pour prendre le canot.

— Je prie Dieu qu’il ne se remette pas à picoler, Dick. Avec un bateau chargé de poudre à ras bord et un équipage d’indigènes effarouchés, la traversée risque de ne pas être triste si George retombe dans son passe-temps favori !

Son sergent l’attendait et il s’en fut.

Bolitho descendit les marches pour retrouver un Quinn adossé contre un mur. Il était chargé en principe de superviser la collecte des armes et des poires à poudre, mais dans la pratique laissait ses hommes en faire à leur guise.

— Vous avez entendu ce que vient de dire le major Paget, lui dit Bolitho. J’ai déjà quelques petites idées, mais j’aimerais bien savoir ce qui s’est passé ce matin à l’aube, lorsque nous avons attaqué.

Il se tut. Il entendait encore les cris horribles, les décharges de mousquets.

— Un homme est sorti de la tour, répondit Quinn d’une voix précipitée, nous étions tous tellement occupés, nous regardions les portes en essayant d’ajuster les sentinelles. Et cet homme est sorti du néant. J’étais le plus proche, j’aurais très bien pu le sabrer sans problème – il haussa les épaules : Il était tout jeune, il était nu jusqu’à la taille et portait un seau. J’ai cru qu’il descendait aux cuisines pour aller chercher de l’eau, il était sans armes.

— Et alors ?

— Nous sommes restés là à nous regarder ; je ne sais pas lequel était le plus surpris des deux. J’avais ma lame sur son cou, il suffisait d’un geste, d’un seul, mais je n’ai pas pu – il leva les yeux, l’air désespéré : Il a compris, nous sommes restés comme ça jusqu’à ce que…

— Rowhurst, c’est cela ?

— Oui, au poignard. Mais c’était trop tard.

— Je pensais bien qu’on était cuits, fit Bolitho.

Il se souvenait de ce qu’il avait ressenti lorsque, pour assurer son salut, il avait abattu celui qui essayait de le tuer.

— J’ai bien vu la lueur qui passait dans les yeux du canonnier, reprit Quinn. Il me méprise et la rumeur va se répandre à bord comme une tramée de poudre. Je ne pourrai plus jamais exiger d’eux qu’ils me respectent, après cela.

Bolitho passa lentement les doigts dans sa tignasse.

— Il faut tout de même persévérer, James.

Il avait du sable dans les cheveux, un bain ou une baignade lui auraient fait du bien.

— Pour le moment, remarqua-t-il, nous avons à faire.

Il vit que Stockdale et quelques marins les regardaient.

— Prenez ces hommes et allez jusqu’au bac. Vous le conduirez en eau profonde.

Et, lui prenant le bras, il ajouta :

— Pensez à eux, James, c’est à vous de leur dire ce qu’ils doivent faire.

Quinn se dirigea d’un pas nonchalant vers les hommes qui l’attendaient. Au moins, songea Bolitho, avec Stockdale, tout se passera bien.

Un officier marinier lui dit en se grattant le front :

— Nous avons forcé la serrure du magasin principal, m’sieur.

Il attendait une réponse, avec de bons yeux de chien de berger.

Bolitho était trop occupé à remettre en ordre ses pensées, son corps et son esprit étaient également épuisés. Mais il fallait se ressaisir, c’est lui qui était dorénavant responsable des marins, comme Probyn l’avait souligné.

— Très bien, fit-il enfin, je vais aller voir ce que vous avez découvert.

Il fallait encore enclouer tous les canons, sortir les réserves de poudre à l’air libre avant de faire sauter le fort en mettant le feu à la soute à munitions. Bolitho jeta en passant un regard aux écuries : elles étaient vides, Dieu soit loué. Il n’y avait plus de chevaux dans le fort, ce qui leur éviterait au moins de devoir les massacrer pour interdire à l’ennemi de les récupérer. Et les marins ne l’auraient certainement pas supporté : ils voulaient bien mourir, se faire blesser, endurer des coups de fouet, mais faire du mal à des chevaux, non, jamais ! Un jour, à Plymouth, Bolitho avait vu un bosco fendre la tête d’un homme qui avait donné un coup de pied à un chien.

Les fusiliers s’activaient dans tous les coins, enfin dans leur élément. Ils préparaient des mèches lentes, entassaient des tonneaux de poudre, traînaient les pièces de petit calibre pour les regrouper près des portes.

Ce travail n’était pas à moitié terminé que le ponton avait été poussé en eau profonde. Du haut du parapet, Bolitho observa les hommes qui sectionnaient les bosses et brisaient les rampes d’accès à la hache. Quinn était un peu plus loin. La prochaine fois qu’il devra se battre, songea tristement Bolitho, il n’aura peut-être pas autant de chance.

L’aspirant Couzens s’était installé au sommet de la tour avec une lunette et surveillait le mouillage. Bolitho se retourna pour voir le lougre qui appareillait. Des hommes peinaient au cabestan.

Ce même vent contraire qui allait retarder le Spite serait au contraire favorable à Probyn, et le lougre aurait tout le temps de se retrouver au large avant la nuit. Non, se disait Bolitho, la pitié n’est jamais le bon motif pour se faire des amis. Mais il gardait un souvenir amer de leurs adieux et, s’ils se revoyaient un jour, rien ne serait jamais plus comme avant.

— Eh bien, vous voilà, Bolitho !

C’était Paget qui le hélait à sa fenêtre.

— Venez donc me voir, que je vous donne vos ordres !

Et Bolitho monta, il se sentait toujours aussi épuisé, cette atmosphère de destruction et de terreur lui collait à la peau.

— Un autre renseignement intéressant, fit Paget, nous savons désormais où l’ennemi se procure une partie de son armement et de ses munitions, hein ? Maintenant, c’est à l’amiral de jouer, conclut-il d’une voix lasse.

Quelqu’un frappa à la porte, on entendait des murmures inquiets.

— Attendez ! fit Paget. Je n’avais pas le choix, pour le lougre. Il vous revenait de droit, à mon avis, puisque c’est vous qui nous avez ouvert les portes du fort – il haussa les épaules : Mais les voies de la marine ne sont pas les mêmes que les miennes et par conséquent…

— Je comprends, monsieur.

— Parfait.

Paget traversa la pièce avec une vigueur inattendue et alla ouvrir la porte.

— Eh bien ?

C’était le lieutenant Fitz Herbert, fusilier du navire amiral.

— Nous avons aperçu l’ennemi, monsieur ! Ils arrivent en suivant la côte !

Les officiers sortirent de la pièce pour aller voir par eux-mêmes. Paget prit la lunette de la sentinelle puis la tendit à Bolitho.

— Le spectacle va certainement vous intéresser, et je suis sûr que Mr. Probyn sera navré de manquer ça !

Un peu agacé par ce sarcasme, Bolitho pointa l’instrument sur le rivage. Il existait sans doute là un chemin qui menait par la côte jusqu’à Charles Town et, sur le chemin, un long serpent bleu et blanc, interrompu çà et là par quelques chevaux et par les taches de canons d’un noir luisant.

Paget croisa calmement les bras. Ses yeux étaient rougis par la fatigue.

— Eh bien voilà, ils arrivent, ils ne se donnent même pas la peine de se cacher, à ce que je vois. Sergent, ordonna-t-il en regardant le mât de pavillon, envoyez les couleurs ! Je vais leur donner quelque chose à se mettre sous la dent !

Bolitho reposa sa lunette. Quinn était toujours en bas, près du bac, inconscient de l’arrivée de cette colonne. Quant à Probyn, il était trop occupé à parer la langue de sable pour remarquer quoi que ce fût, ou bien il s’en moquait totalement.

Il explorait maintenant la ligne d’horizon, mais rien ne venait la briser, pas la moindre voile amie en vue. Il songeait à l’officier français : il avait de la chance, celui-là, sa captivité risquait fort d’être des plus brèves !

— Secouez-vous donc un peu, monsieur ! aboya Paget, faites emporter des pièces jusqu’à l’accès. Vous avez bien un homme qui court vite, j’imagine ? Dites-lui que je veux les avoir chargées jusqu’à la gueule. Ça ne va pas être une partie de plaisir, bon sang de bois !

Bolitho descendit quatre à quatre, mais Paget ajouta encore :

— Je me moque éperdument de ce qu’ils pourraient bien nous promettre ou nous offrir. Je suis venu ici pour détruire ce fort, et avec l’aide de Dieu, nous le détruirons, nom d’une pipe !

Lorsque Bolitho arriva dans la cour, Paget, tête nue, regardait monter au mât l’Union Jack que les fusiliers avaient emporté dans leurs bagages. En passant près d’un groupe de matelots, il en entendit un qui disait à un copain : « T’en fais pas, Bill, Mr. Bolitho n’a pas l’air plus ému que ça. On va bien arriver à se débrouiller avec. »

Bolitho leur jeta un regard, cette réaction lui réchauffait le cœur en dépit de l’angoisse qu’il ressentait. Voilà ce qu’étaient aussi ces hommes bons à brailler ou à jurer : obéissants, confiants, capables d’un espoir à toute épreuve.

Il alla rejoindre Rowhurst près de la porte :

— Vous avez entendu, j’imagine ?

Le canonnier lui fit un grand sourire :

— Oui monsieur, j’les ai même vus ! On a une véritable armée, rien que pour nous tout seuls !

— Mais au moins, répondit Bolitho, nous avons tout le temps pour nous préparer.

— Oui, monsieur, répondit Rowhurst en regardant d’un air entendu la pile de tonneaux de poudre qui montait dans la cour. Au moins, ils n’auront même pas la peine de nous enterrer, il leur suffira de ramasser les morceaux !

 

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